Polypheme

Exposition : POLYPHÈME

Flyer Polyphème Recto
Flyer Polyphème Verso

Conçue par Fabien Krähenbühl et Luca Delachaux, l'œuvre POLYPHÈME est à découvrir dans les souterrains de la tour médiévale, dite de Boillet, à Vevey.

De vieilles pierres accueillant des vestiges encore plus anciens.
POLYPHÈME est une installation artistique contemporaine mettant en scène une photographie d'iris et 31 pieux gallo-romains façonnés par l'homme, l'eau et le temps. A travers leurs dispositions, ils évoquent l'œil du cyclope Polyphème dont la mésaventure nous est relatée dans l'Odyssée d'Homère.

En plus de cette œuvre, véhiculant différents messages selon les interprétations, une salle, mêlant photographies, textes et pieux, est consacrée à l’histoire de ces éléments patrimoniaux découverts sur le site du siège du CIO à Lausanne-Vidy entre 2016 et 2018. Participant aux fondations des quais et des jetées de l’ancien port de Lousonna, le destin de ces bois, qui ont certainement contribué à l’existence de la Lausanne actuelle, vous y est narré.

Exposition ouverte de 12h30 à 17h30 les samedis et dimanches et uniquement le samedi en octobre.
Entrée libre



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Une histoire de pieux atypique

Des aménagements portuaires de l’antique Lousonna à leur valorisation artistique, le destin des pieux mis en scène dans l’installation POLYPHÈME sort de l’ordinaire.

Ces pieux de chêne participaient jadis aux fondations des quais et des jetées du port de l’agglomération gallo-romaine lausannoise. Ensevelis sous les strates de sédiments au cours du retrait progressif du lac, ils ont sombré dans l’oubli durant de longs siècles.
Etant situés sous le niveau de la nappe phréatique, ils se sont préservés en devenant des bois gorgés d’eau. Puis, ils ont été ramenés à la lumière du jour lors de la fouille archéologique réalisée de 2016 à 2018 en lien avec la construction du nouveau siège du Comité International Olympique.

Ayant acquis le statut d’objets patrimoniaux, ces pieux ont alors été soigneusement étudiés par les archéologues. Néanmoins, contrairement à un échantillon de leurs congénères du même site jugés remarquables, ceux-ci étaient voués - après analyses et sections prélevées - à disparaître en raison des problèmes de conservation inhérents à ce matériau.

A la nouvelle de cette destruction annoncée, Fabien et Etienne Krähenbühl ont eu l’idée d’en récupérer certains afin de les intégrer à des créations artistiques. Après avoir reçu l’aval des autorités archéologiques avec certaines conditions, ils ont mis au point un traitement expérimental pour les stabiliser et purent réaliser les œuvres HORIZONS LOUSONNA (2019) au sein de la Promenade archéologique de Vidy et CLEPSYDRE (2020) sise devant le Musée romain de Lausanne-Vidy.

POLYPHÈME est une nouvelle installation originale conçue par Fabien Krähenbühl et Luca Delachaux, dans laquelle s’ouvre un dialogue entre ces objets archéologiques et la photographie.

Des Pilotis au CIO

Le projet « Maison Olympique », autrement dit l’édification du nouveau siège du CIO à Vidy, impliquait des excavations d’une étendue de près de 8’000 m2 dans une zone où diverses interventions avaient déjà révélé la présence de pieux et de maçonneries d’époque romaine, ainsi que celle de sépultures médiévales. Les fouilles archéologiques liées à ce projet ont été menées de 2016 à 2018 par l’entreprise Archéodunum sur mandat de l’Archéologie cantonale vaudoise. A travers la découvertes de différents vestiges, cette opération a offert de mettre en évidence l’évolution des occupations humaines sur le site, du quartier portuaire antique au château de Vidy en passant par le cimetière du Moyen-Age.

Les résultats de ces investigations indiquent que le lieu fut choisi à partir du Ie siècle apr. J.-C. pour y établir le port commercial du vicus de Lousonna. Créée à la fin du Ie s. av. J.-C., cette agglomération gallo-romaine a connu son expansion maximale au cours du IIe s. ap. J.-C. avant d’être en partie abandonnée dans le courant du IVe s. Elle se situait au carrefour de grandes voies terrestres et fluviales romaines reliant l’Italie à la Gaule septentrionale (via les cols alpins) et la province de Narbonnaise - grosso modo la Provence actuelle - à celles de Germanie (via le Rhône, le Plateau suisse et le Rhin). Sa localisation au point le plus septentrional de la rive nord du lac Léman, de même que la profondeur des eaux à cet endroit, en faisait une étape importante comme point de rupture de charge dans le transit de marchandises. Cette situation privilégiée a certainement contribué à l’essor économique et démographique de cette agglomération secondaire de la cité des Helvètes.

Témoignant de l’importance du port de Lousonna, les vestiges gallo-romains du site du siège du CIO comprenaient, entre autres, un grand entrepôt (47 m sur 13.5 m), un petit complexe thermal et des latrines, ainsi que plus de 1200 pieux de chêne servant de soubassements à près de 180 mètres de quais et à deux jetées coudées observées sur des longueurs de 37 m et de 50 m. Le travail des archéologues a permis de saisir la chronologie de ces installations, mises en place et réaménagées au fil du temps, notamment grâce à la datation de certains pieux dont l’abattage du bois s’échelonne entre le début du Ie siècle de notre ère et les années 220. Le bassin portuaire connut ensuite un ensablement rapide entrainant la désaffectation du port avant la fin du IIIe s.

Les pieux en bois

Permettant d’assurer la stabilité de constructions diverses (bâtiments, ponts, jetées, etc.), les pieux en bois constituent la plus ancienne technique de fondations profondes de l’Humanité. Attestée dès le Néolithique, elle a contribué à l’ancrage territoriale des populations dans les régions boisées. Remplacée par de nouvelles technologies (pieux en béton et en métal), elle est devenue moins courante à partir du milieu du XIXe s., mais tend à redevenir d’actualité au vu des propriétés mécaniques du matériau et de son caractère renouvelable. Un des terminaux de l’aéroport JFK à New York a d’ailleurs été bâti sur un millier de pieux en bois.

Les témoignages archéologiques de l’utilisation de pieux en bois sont très nombreux. Dans la plupart des fouilles terrestres, le bois, matériau organique, a disparu et seule son empreinte demeure perceptible. La conservation du bois à travers les siècles est tributaire de conditions spécifiques enrayant les processus naturels de décomposition. L’immersion constante du bois dans l’élément aquatique, milieu pauvre en oxygène et stable, contribue à ralentir sa dégradation. Cependant, elle provoque aussi une lente transformation de sa matière. Au fil des siècles, certaines de ses composantes, telles la cellulose et l’hémicellulose, sont dissoutes par l’élément aquatique qui les remplace. Si le bois, en se gorgeant d’eau, garde son aspect, son volume et sa masse, celle-ci ne comporte parfois plus que 20 % de solide, le reste étant devenu liquide. Lors d’une nouvelle exposition à l’air libre, ce matériau, en séchant, se déforme et se détruit irréversiblement à cause de l’effondrement de sa structure cellulaire.

Plusieurs techniques assez onéreuses ont été mises au point par les spécialistes pour la préservation des bois gorgés d’eau (imprégnation par polyéthylène glycol, lyophilisation, polymérisation par rayonnements gamma).

Le traitement expérimental appliqué par Fabien et Etienne Krähenbühl aux pieux récupérés par leur soin n’a aucune prétention archéologique. Afin de consolider la matière à différents stades de dégradation, les bois ont été brûlés superficiellement et imprégnés de plusieurs couches d’un polymère.

« Polyphème »

La création de l’installation artistique POLYPHÈME est le fruit d’un concours de circonstances et de rencontres. Une fois les aventures archéologico- artistiques HORIZONS LOUSONNA et CLEPSYDRE menées à bien, un certain nombre de pieux issus des fouilles du siège du CIO étaient encore disponibles pour une nouvelle mise en scène.

L’architecte Giovanni Pezzoli proposa de mettre à disposition le caveau de la Tour de Boillet à Vevey. Ce complexe a été aménagé à la suite de la construction du nouveau centre Coop au début des années 2000. Lors de ces travaux, les vestiges des fortifications du « Bourg de la Ville neuve » de Vevey, établi dans la seconde partie du XIIIe s., ont été dégagés. Ils comprenaient notamment les restes de la Tour de Boillet qui fut mise en valeur avec deux caves adjacentes par le bureau d’architecture Pezzoli et Associés.

A la vue de cet espace, une idée a germé dans la tête de Fabien Krähenbühl. Il en a parlé au photographe Luca Delachaux qui, sur mandat du CIO, avait documenté le projet « Maison Olympique » et, à ce titre, réalisé des photographies des fouilles archéologiques s’y étant déroulées. La collaboration entre ces deux protagonistes a abouti à la création de l’œuvre POLYPHÈME, du nom du plus célèbre cyclope de la mythologie gréco-romaine.

Le cyclope

Le cyclope Polyphème, fils de la nymphe Thoosa et de Poséidon, apparait au chant IX de l’Odyssée d’Homère. Son nom signifie littéralement « dont on parle beaucoup, très renommé ». Ce géant monstrueux à un seul œil vivait tranquillement dans une grotte avec ses moutons. Poussés par la curiosité et en quête de ravitaillement, Ulysse et douze de ses compagnons, sur le chemin du retour après avoir mis à sac Troie, vinrent lui rendre visite.

Voyant dans ses hôtes une nouvelle forme de nourriture, Polyphème les retint prisonniers en bloquant l’entrée de sa caverne avec un immense rocher que lui seul pouvait déplacer et entreprit de les déguster par paires. Il en avait déjà dévoré six quand Ulysse, l’ingénieux, mit au point une ruse pour se sortir de ce mauvais pas. Il servit au cyclope un excellent vin jusqu’à ce que celui-ci tombe dans un lourd sommeil d’ivrogne. Puis, ayant taillé la gigantesque massue de Polyphème en pieu et en avoir fait rougir la pointe au feu, les Grecs l’enfoncèrent dans le globe oculaire du géant.

Aveuglé, Polyphème ne put déjouer la fuite de ses proies lorsqu’il dut ouvrir à ses ovins pour qu’ils aillent paître. De plus, Ulysse lui ayant préalablement dit qu’il s’appelait « Personne », les autres cyclopes ne vinrent pas aider Polyphème lorsqu’il hurlait que « Personne » lui faisait du mal.

l’importance de l’œil

L’œil de POLYPHÈME nous scrute depuis le fond de sa caverne. Devant lui, 31 pieux gallo-romains, façonnés par l’homme, l’eau et le temps, porteurs d’une forte charge mémorielle. Ils dessinent son contour inférieur, mais leurs pointes pourraient également s’avérer menaçantes pour lui.

L’œil, organe de la vision, capteur de signaux lumineux transformés en formes et couleurs par le cerveau, est une des principales portes de la perception humaine du monde. Associé à la lumière, son champ symbolique est vaste. Connaissance physique ou métaphysique. Omniscience d’entités jugeantes bienveillantes ou malveillantes. Reflet de l’âme. Regard de l’Autre...

En iconographie, l’oeil cyclopéen a souvent servi à représenter la vigilance positive ou punitive de la divinité quant à la marche de l’univers. Cette surveillance oculaire peut également référer au Surmoi psychanalytique, instance morale potentiellement tyrannique, ou, dans nos sociétés actuelles, à la scrutation algorithmique numérique des faits et gestes de nos vies...

Les pieux de POLYPHÈME semblent alors soudainement bien dérisoires face au gigantisme de l’œil à percer...



Remerciements

L’aventure POLYPHÈME n’aurait pas vu le jour sans le soutien de Giovanni Pezzoli, qui, en plus de la mise à disposition des locaux, s’est investi dans la promotion de l’installation. L’artiste Etienne Krähenbühl a également cru à ce projet et s’est pleinement impliqué dans sa réalisation des origines à son aboutissement.

Nous tenons à remercier Clemente Bongiovanni, Laurent Junod de la société Lumière Electrique, ainsi que Lirim Tishuku et Matteo Mastrostefano de l’entreprise LUCE-ms pour leur mise à disposition de matériel.

Notre gratitude s’adresse aussi à l’Archéologie cantonale vaudoise, au Musée d’archéologie et d’histoire et à Archéodunum SA. Enfin, un grand merci à toutes les personnes qui nous ont apporté leur soutien de différentes manières.

Bibliographie

Bernard-Maugiron Henri et alii (dir.), Sauvé des eaux. Le patrimoine archéologique en bois. Histoire de fouilles et de restaurations, Grenoble, 2007 Christin Jérôme, Système de fondation sur pieux bois. Une technique millénaire pour demain, Paris, 2013

Guichon Romain (dir.), Thorimbert S., Bohny J., Pignolet A., Barrier S., Crausaz, A., Consiglio N., Guélat M., Hurni J.-P., Yerly B., Lausanne-Vidy, Maison Olympique. Rapport d’opération archéologique (26 janvier 2016 – 4 octobre 2018). Archeodunum SA, Gollion, 2019, 4 vol., 1257 p.

Guichon Romain, « Entre Rhône et Rhin : les ports fluvio-lacustres de la Suisse romaine », in Gallia, 77-1, 2020, pp. 461-473 Homère, l’Odyssée, traduction, introduction, notes et index par Dufour Médéric et Raison Jeanne, Paris, 1965

Krähenbühl Fabien et Etienne (dir.), HORIZONS LOUSONNA. Artchéologie, Gollion, 2019

Crédit

Texte: © Fabien Krähenbühl
Photo: © Luca Delachaux